La monnaie est vraiment neutre ?
avril 27, 2025 | by econologistes.org

L’économie chez les animaux : ce que nous apprennent Frans de Waal, Keith Chen et Marc Hauser
Depuis plusieurs décennies, des chercheurs explorent des comportements économiques dans le règne animal, révélant des dynamiques sociales complexes et parfois troublantes, qui ne sont pas sans rappeler celles des sociétés humaines. Parmi ces chercheurs, Frans de Waal, Keith Chen et Marc Hauser ont particulièrement marqué ce domaine.
Frans de Waal et l’achat de faveur chez les primates
Frans de Waal, éthologue et primatologue de renom, a observé chez les primates que des comportements proches du « commerce sexuel » existent. Dans ses recherches, notamment sur les bonobos et les chimpanzés, il a constaté que certains mâles offraient des denrées alimentaires ou des gestes de toilettage à des femelles, augmentant ainsi leurs chances d’obtenir des relations sexuelles. Ce phénomène, qualifié parfois d’« échange de faveur », montre que même sans monnaie formelle, les primates peuvent négocier des ressources contre des avantages reproductifs, établissant un système de troc sophistiqué.
Les travaux de de Waal soulignent que ces comportements ne sont ni planifiés de manière consciente ni basés sur une économie organisée, mais plutôt sur des intuitions sociales profondes liées à la réciprocité et au renforcement des alliances.
Keith Chen, Marc Hauser et l’introduction de la monnaie chez les singes
Keith Chen et Marc Hauser, respectivement économiste comportementaliste et psychologue évolutionniste, ont poussé plus loin cette idée en introduisant une forme de monnaie artificielle dans des groupes de capucins (petits singes du Nouveau Monde) pour étudier leur comportement économique. Dans leur expérience célèbre, ils ont entraîné des capucins à utiliser des jetons comme moyen d’échange pour obtenir de la nourriture.
Les résultats furent frappants :
- Les capucins ont rapidement appris à échanger des jetons contre de la nourriture, à optimiser leurs choix en fonction de la quantité reçue et du coût en jetons.
- Ils ont montré des comportements économiques typiques des humains, tels que l’aversion à la perte (le fait de réagir plus fortement à une perte qu’à un gain équivalent).
- Fait marquant, des comportements inattendus sont apparus : certains capucins ont tenté de voler des jetons, et des comportements d’échange sexuel contre des jetons ont été observés, un phénomène spontané que les chercheurs n’avaient pas anticipé.
Cela démontre que l’introduction d’une monnaie, même artificielle, modifie profondément les comportements : elle introduit des dynamiques d’opportunisme, de stratégie, et même de déviance, au sein du groupe.
La non-neutralité de la monnaie : une observation animale
Les expériences de Keith Chen et Marc Hauser illustrent un principe majeur : la monnaie n’est pas un simple instrument neutre. Chez les capucins, l’introduction d’une monnaie a généré :
- De nouveaux comportements sociaux.
- Une reconfiguration des rapports de pouvoir.
- L’émergence de comportements « immoraux » du point de vue humain (comme le vol ou l’échange de sexe contre des jetons).
La monnaie agit donc comme un catalyseur de comportements latents, révélant, amplifiant ou modifiant des dynamiques sociales préexistantes. Ces résultats résonnent avec les observations de Frans de Waal sur la nature transactionnelle spontanée chez les primates sans monnaie formelle.
D’autres études à noter
D’autres recherches complémentaires renforcent ces conclusions :
- Sarah Brosnan et Frans de Waal ont également montré dans des expériences d’inégalité alimentaire que des capucins rejetaient une récompense jugée injuste par rapport à celle d’un congénère, démontrant une conscience de la valeur relative dans les échanges sociaux.
- Des expériences sur des corbeaux, par Thomas Bugnyar, ont révélé des comportements de troc différé (se souvenir d’une dette sociale), même sans monnaie formelle.
Conclusion
Les recherches de Frans de Waal, Keith Chen, Marc Hauser et d’autres chercheurs nous enseignent que les dynamiques économiques ne sont pas exclusivement humaines. Les animaux sociaux utilisent, de manière instinctive ou apprise, des systèmes d’échange et de troc qui répondent à des principes économiques fondamentaux.
L’introduction de la monnaie, même sous une forme rudimentaire, change profondément les comportements : elle rend les échanges plus abstraits, favorise l’optimisation rationnelle mais aussi des comportements opportunistes, voire amoraux (qui ne prend pas en considération la morale), voire immoraux (contraire à la morale). Cela invite à réfléchir sur notre propre rapport à l’argent : la monnaie n’est pas un simple outil neutre. Elle influence, canalise, exacerbe ou pervertit certains traits de notre nature sociale. Chez l’animal comme chez l’homme, elle agit comme une force structurante, capable du meilleur comme du pire.
La monnaie, un amplificateur d’égoïsme ? Vers des alternatives plus intelligentes
L’article met en lumière un phénomène souvent constaté sur le terrain, mais rarement analysé en profondeur, y compris dans des expériences communautaires comme les Systèmes d’Échange Locaux (SEL).
Un constat essentiel émerge :
La monnaie, en concentrant toute l’attention sur une seule dimension – la valeur d’échange – génère des comportements égoïstes et des dérives inattendues, ce que certains appellent des « attracteurs étranges » (des phénomènes de convolution qui font émerger au niveau global des comportements ou actions non prévisibles). C’est un phénomène que l’on a également observé dans des expériences sur des groupes de singes : dès que de la monnaie était introduite, les comportements coopératifs cédaient rapidement la place à des comportements de manipulation et de tricherie.
Face à ces dérives, quelques personnes avaient proposé une alternative : plutôt qu’une monnaie, ils souhaitaient un système d’aide à l’organisation basé sur la confiance, les liens réciproques et des dynamiques favorisant la coopération. Ils avaient intuitivement compris que pour préserver un tissu social vivant et résilient, il fallait renforcer ce qui lutte contre nos réflexes égoïstes, et non les amplifier.
Ces réflexions amènent à abandonner la focalisation sur le seul résultat (valeur ou prix) pour s’intéresser aux composants mêmes des échanges : c’est-à-dire aux processus et aux contributions qui créent de la valeur collective, plutôt qu’à leur seule mesure chiffrée.
En travaillant sur ces composants — à travers des concepts appelés PiVE (Processus intégrés à la Valeur d’Écosystème) puis PIVERT (Processus Intégrés Valorisation Écologique et la Reconnaissance du Travail) — on constate l’émergence spontanée d’une dynamique de coopération forte.
Autrement dit, en valorisant les contributions et les relations plutôt que le résultat chiffré, les comportements naturels d’entraide prennent le dessus.
Pourquoi la monnaie classique est-elle un problème ?
En y regardant de plus près, on peut voir que la monnaie, dans sa conception actuelle, est un « bug neuronal » :
- Elle utilise une référence morte (comme l’or) qui est à l’opposé des principes vivants, dynamiques et adaptatifs de la nature. C’est donc une abstraction réductionniste des phénomènes naturels.
- Elle ne respecte pas les mécanismes fondamentaux de régulation du vivant, comme l’homéostasie, qui repose toujours sur des régulations croisées (plusieurs façon d’équilibrer un phénomène, jamais une seule).
Or, la monnaie actuelle n’intègre même pas les règles simples de régulation physique, comme la séparation des fonctions et des domaines d’action. Tout est réduit à un chiffre, une valeur unique, déconnectée de la complexité vivante.
Quelle alternative ? Vers une « monnaie intelligente »
Aujourd’hui, il devient clair que se focaliser sur un amplificateur de défauts neuronaux (comme la monnaie classique) est une erreur stratégique majeure.
Il est urgent de concevoir des outils économiques qui compensent nos biais cognitifs, plutôt que de les amplifier.
L’avenir repose sur un argent intelligent, conçu pour :
- Soutenir la coopération naturelle,
- Lutter contre les erreurs de perception et les réflexes égoïstes,
- S’intégrer dans un système vivant (apprenant, auto-organisation, intelligent ?) ,
- Permettre à chacun de construire un chemin de vie aligné avec une conscience plus élevée, nécessaire pour résister aux offres séduisantes mais destructrices pour notre avenir collectif de la surconsommation engendrée par le capitalisme libéral.
Construire cet avenir demande de changer de paradigme : passer de la simple transaction à la valorisation consciente de la multi-dimension qu’est le vivant.
Comparaison : Monnaie classique vs Monnaie intelligente
Aspect | Monnaie classique | Monnaie intelligente |
Référence | Valeur morte (abstraite) | Processus vivant (contribution, relation, rétroaction) |
Focalisation | Prix, valeur unique | Construction de lien et reconnaissance des apports |
Effets sociaux | comportements compétitifs | Coopération et entraide naturelle |
Mode de régulation | Un seul axe de régulation | Multidimensionnel (recherche d’homéostasie) |
Relation au vivant | Déconnexion | Intégration et respect des principes naturels |
Impact sur la conscience | Renforce les biais cognitifs | Favorise l’élévation de la conscience collective |

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